Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
PSYCHIATRIE : AIDE OU TRAHISON ?
PSYCHIATRIE : AIDE OU TRAHISON ?
Publicité
PSYCHIATRIE : AIDE OU TRAHISON ?
Albums Photos
Derniers commentaires
Archives
30 août 2006

L'Euthanasie psychiatrique sous le IIIe Reich : la question de l'eugénisme

par Benoit Massin
Docteur en histoire des sciences, spécialiste de l’histoire des sciences biomédicales, professeur à l’Institut éthique et soins hospitaliers/AP-HP

Extraits

"L'État national-socialiste est édifié sur la biologie"
Prof. Pohlisch (psychiatre-généticien), 1938.

"Aucun enfant nouveau-né ne devrait être reconnu humain
avant d'avoir passé un certain nombre de tests
portant sur sa dotation génétique […].
S'il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie"
F. Crick, généticien, Prix Nobel de médecine 1962.


Aucun psychiatre n'a jamais été obligé de participer directement aux différentes actions d'euthanasie (les quatres actions principales furent: l'euthanasie des enfants, T4, "euthanasie sauvage" et "l'Action Brandt"). Il ne s'agissait pas d'un "ordre" (Befehl) mais d'une "autorisation" (Ermächtigung) avec dotation de "pleins pouvoirs" (Vollmacht) (Mitscherlich & Mielke 1978: 13; Klee 1983: 306; Aly et al.1985: 19; Reform und Gewissen 1985: 24; Proctor 1988: 193).

L'euthanasie de plus de plus de 150 000 patients allemands (nous ne parlons pas ici de l'assassinats des malades mentaux en Pologne et en URSS accomplis par les Einsatzgruppen* [cf. Ebbinghaus & Preissler in Aussonderung und Tod 1985; Jaroszewski in Rapoport & Thom [[éd.]] 1989] mais seulement de l'euthanasie réalisée par des médecins, dans les frontières du "Reich allemand". L'opération T4, qui s'arrêta en août 1941, fit 70 200 victimes, l'euthanasie des enfants, environ 6 000. L'euthanasie sauvage et l'Action Brandt, du fait de leur aspect décentralisé et camouflé, sont plus difficiles à évaluer. Cependant, fin 1941, le nombre de lits "libérés atteignait 93 500, soit plus d'un patient psychiarique sur trois [Klee 1983: 340-41]. Dans des régions comme Berlin et la province de Brandenburg, le nombre de patients encore vivants en 1945 représentait 16% du niveau de 1938 [2 579 contre 15 733], soit une mortalité de 84% [Huhn in Aly [[éd.]] 1989: 196]. En Saxe, on passe de 9 647 patients en janvier 1940, à 3 262 en janvier 1945 [66%]. Si l'on appliquait de tels quotients à l'ensemble de l'Allemagne [283 000 lits psychiatriques], on atteindrait entre 187 000 et 235 000 morts. Même en tenant compte des disparités régionales, de la réinsertion d'un certain nombre de malades grâce aux nouvelles approches thérapeutiques [électrochocs, etc.] et des patients renvoyés dans leur familles pour les protéger de l'euthanasie, le chiffre de 150 000 représente donc un minimum) put se dérouler sans difficuté sur le plan médical grâce à la collaboration, à l'adhésion ou à la tolérance de l'immense majorité des psychiatres - "tout à fait favorables aux mesures plannifiées" - sans laquelle elle n'aurait pas été possible. Nombreux furent les scientifiques à se ruer sur les "matériaux humains" fournis par l'euthanasie. (Presque toutes les facultés de médecine et plusieurs instituts de recherche en neurologie et en psychiatrie, y compris les deux instituts les plus prestigieux - l'Institut Kaiser-Wilhelm de Recherche sur le Cerveau [Berlin] et l'Institut Allemand de Recherche Psychiatrique [Munich] - profitèrent de l'euthanasie pour se procurer des "matériaux" humains [des cerveaux] et pratiquer des expériences humaines [cf. Reform und Gewissen 1985]).

Par contre, les cas de résistance ouverte de la part des psychiatres au nom de la psychiatrie (et non des religieux) se comptent sur les doigts d'une main. Cette "médecine sans humanité" ne fut donc pas le fait de quelques SS sadiques, médecins marginaux et "pseudo-scientifiques" illuminés, mais compromet l'ensemble de la profession psychiatrique, "des psychiatres tout à fait normaux, habituels et représentatifs de leur science" (Siemen 1982: 8. L'expression "médecine sans humanité" est la traduction du titre du premier livre allemand sur les crimes médicaux sous le nazisme, cf. Mitscherlich & Mielke 1978 [1re version: 1948]).

Des 360 000 stérilisations de malades "héréditaires" – qui, dans 96% des cas, concernaient des patients psychiatriques - à "l'euthanasie sauvage" des psychotiques jugés "incurables" et handicapés mentaux, laissée à la libre initiative des psychiatres dotés des pleins pouvoirs, en passant par la castration des homosexuels, la déportation des "asociaux", l'extermination des criminels et des Tziganes, les psychiatres furent massivement impliqués et jouèrent un rôle considérable dans la "biocratie" du IIIe Reich. (L'expression "biocratie" vient de Lifton 1986: 17. Sur la législation eugéniste [stérilisation, mariage, avortement] et son application sous le nazisme, cf. Bock 1986 et Weingart-Kroll-Bayertz 1988; la légitimation scientifique de la loi, dont 6 maladies recensées sur 8 relevaient du secteur psychiatrique, fut principalement apportée par le Prof. Rüdin et ses collaborateurs de l'Institut Allemand de Recherche Psychiatrique [actuel Max-Planck Institut für Psychiatrie]; la totalité ou presque des professeurs de psychiatrie siégeaient dans les "Tribunaux de santé héréditaire" décidant des stérilisations; l'un des principaux artisans de la loi sur le mariage fut le Prof. de psychiatrie Weygandt; la direction scientifique du "traitement" des homosexuels fut confiée à un psychiatre, le Dr. Rodenberg [ex-expert T4] [cf. Aussonderung und Tod 1987: 21 & Grau 1993]; les "asociaux" et criminels doivent leur destin à la symbiose entre les services de police et les psychiatres généticiens spécialisés en "biologie criminelle" [cf. Feinderklärung 1988 & Ayass 1995]; le responsable scientifique de l'extermination des Tziganes fut le pédo-psychiatre-généticien Dr. Dr. habil. méd. R. Ritter [cf. Hohmann 1991]).

Comme le montrent de nombreuses études régionales, ce qui nous semble les "cas extrêmes" de la "médecine nazie" s'intègrent sans heurt dans la "normalité psychiatrique", le "quotidien médical banal" (Alltägliche Medizin).

L'ampleur du phénomène - qui touche chaque hôpital psychiatrique, chaque université, chaque institut de recherche - permet de souligner, avec Benno Müller-Hill, qu'un tel degré de collusion ne pouvait pas être "uniquement le fruit de l'égarement de quelques individus, mais qu'il avait pour origine des défaillances de la psychiatrie […] elle-même" (Müller-Hill 1989: 112). La dictature politique seule, pas plus que la psychopathologie de tel ou tel, ne suffisent à expliquer tout ce qu'ont fait les psychiatres. Comme le fait remarquer B. Laufs, "le fondement potentiel du crime s'inscrivait dans la structure de la science, la participation directe au crime dans la décision des individus" (B. Laufs, in Hohendorf & Magull-Seltenreich [éd.] 1990: 248). Il est donc nécessaire de faire un retour en arrière sur l'histoire de la psychiatrie, de mettre en évidence les logiques qui, dans la structure de la "science psychiatrique normale", au sens kuhnien du terme, préparèrent le massacre médicalisé. La première question qui se pose alors, porte sur le rôle de l'eugénisme.

La question du rôle de l'eugénisme apparaît d'autant plus nécessaire à clarifier qu'il y a souvent, dans le contexte des débats actuels, amalgame polémique ou raccourci un peu trop rapide entre "eugénisme" et "euthanasie" - sans parler d'une confusion fréquente entre les deux termes. À cela s'ajoute un débat fort discret, entre historiens allemands, sur l'importance des liens entre ces deux pratiques. (En particulier entre Weingart-Kroll-Bayertz 1988 d'une part et Schmuhl 1987 d'autre part. Dans Weingart et al, les auteurs ont tendance à détacher la problématique de l'euthanasie de celle de l'hygiène raciale, d'où un traitement assez rapide. Les trois auteurs considèrent en effet que "l'euthanasie n'avait guère de fonction dans les conceptions de l'hygiène raciale et la participation de ses principaux représentants est restée tout au plus individuelle" [Weingart-Kroll-Bayertz 1988: 135]. Au contraire pour Schmuhl, la matrice idéologique de l'euthanasie découlait du paradigme eugéniste, ce qui explique que plus de la moitié de son ouvrage soit consacrée à l'euthanasie [Schmuhl 1987: 356]).

Cette méprise courante rend nécessaire de définir l'eugénisme (Eugenik) ou "hygiène raciale" (Rassenhygiene). Ploetz, le fondateur de l'hygiène raciale en Allemagne, la définit comme "la tentative de maintenir l'espèce en bonne santé et de perfectionner ses dispositions héréditaires" (A. Ploetz, Die Tüchtigkeit unserer Rasse und der Schutz der Schwachen, Berlin, 1895: 13). Concrètement, ne pouvant alors agir directement sur les variations du matériel génétique, comme le regrettait Ploetz en 1895 (A. Ploetz 1895: 224-230) (et comme on s'y prépare avec les thérapies géniques), il ne restait à l'eugénisme néo-darwinien que la possibilité d'agir sur l'autre variable de l'évolution: la sélection. L'eugénisme cherche donc à contrôler la reproduction afin de sélectionner les variations génétiques qui lui semblent favorables et éliminer avant même la fécondation (par interdiction de mariage ou stérilisation), ou après la fécondation (par avortement, voire infanticide), celles qui lui semblent défavorables. D'où ses autres synomymes allemands: Fortpflanzungshygiene (hygiène de la reproduction), Erbgesundheitslehre (étude de la santé héréditaire) et Erbpflege (entretien de l'hérédité).

Outre sa dimension idéologique militante et celle de thérapeutique collective appliquée, les plus visibles, l'eugénisme a besoin, pour s'instituer comme technique de gestion biologique de la société, de développer un corpus de savoir ad hoc et initie dès le départ (avec son fondateur Galton qui lance simultanément la biométrie) un programme de recherche scientifique. Peu à peu, les eugénistes ou "médecins de l'hérédité" (Erbärzte) provenant d'horizons divers se constituent, sur le plan académique, en une discipline autonome, consacrée à "l'étude de l'hérédité humaine" (menschliche Erblehre), dont la psychiatrie génétique (Erbpsychiatrie) forme une branche. Du point de vue de la recherche, les eugénistes universitaires des années 1930 sont l'équivalent (et les précurseurs) des généticiens humains actuels. (D'ailleurs, les premières chaires de Humangenetik après 1945 en RFA furent confiées à d'ex-professeurs d'eugénisme, comme Lenz [Göttingen] et Verschuer [Münster], ou à leurs élèves, tels H. Schade [Düsseldorf], H. Grebe [Marburg], G. Koch [Erlangen], etc. Par exemple, l'ex-professeur de biologie raciale W. Lehmann, de la Reichsuniversität de Strasbourg, dirigea de 1948 à 1975 l'Institut de Génétique Humaine de l'Université de Kiel. Cf. Kühl 1995: 213-14).

Professionnellement, les eugénistes allemands se recrutent donc essentiellement chez les médecins. Trois disciplines médicales se révèlent particulièrement actives dans le mouvement eugéniste: les hygiénistes, les anthopologues-anatomistes et les psychiatres.

Comparativement, la défense de l'euthanasie en Allemagne, avant 1933, mobilise, sur le plan professionnel, surtout des juristes et des psychiatres. Les acteurs médicaux de l'euthanasie des années 1939-1945 sont essentiellement des psychiatres, des pédiatres et de très jeunes médecins "idéalistes" et sans spécialité. Professionnellement, le champ d'intersection entre eugénisme et euthanasie concerne donc en premier lieu la psychiatrie.

  * La conversion de la psychiatrie allemande à l'eugénisme
  * Une autre problématique: l'euthanasie
  * Les eugénistes contre l'euthanasie des "inférieurs"
  * Eugénisme et euthanasie des nouveaux-nés infirmes
  * Euthanasie et eugénisme: les liens personnels.
  * Les liens conceptuels entre l'eugénisme et l'euthanasie
  * Matérialisme cérébral et deshumanisation

Au-delà de ces prémisses conceptuelles, le passage de la psychiatrie allemande à l'euthanasie fut déterminé par un triple contexte allemand des années 1939-1945: contexte politique, contexte budgétaire et contexte de guerre.

* Les psychiatres et biologistes au pouvoir

Le passage à l'acte des psychiatres allemands résulte ainsi de la conjonction d'une psychiatrie ultra-biologisante et deshumanisée par l'eugénisme, au service, non de l'individu, mais de la maximisation de l'efficacité nationale, d'une part, et du triple contexte de l'Allemagne nazie en guerre, d'autre part. Sans le nazisme, l'Allemagne se serait limitée à une législation eugéniste, réclamée par le corps médical et analogue à celle des États-Unis ou des pays scandinaves. Inversement, sans cette dimension bio-médicale, le nazisme ne se serait pas autant démarqué d'un fascisme à l'italienne (comparativement très bénin), du génocide archaïque à la turque contre les Arméniens, ou du goulag à la soviétique. Nazisme et médecine eugéniste se sont mutuellement, modernisés, épaulés et radicalisés, dans un commun souci d'efficacité. Certes, sans ces technocrates médicaux, il y aurait eu les Einsatzgruppen, les fusillades de Juifs en masse et les camps de concentration (camps de concentration [KZ], au nombre de 15 en 1942, où l'on mourrait d'épuisement par le travail, la malnutrition et les maladies qui en résultaient, comme dans les camps soviétiques des années 1918-1960 et les Laogai dans la Chine de Mao, par opposition aux camps d'extermination [Vernichtungslager] nazis [6 camps, à partir de décembre 1941] où les déportés pouvaient être immédiatement exterminés. Sur l'histoire des camps de concentration, cf. A. J. Kaminski, Konzentrationslager, 1896 bis Heute, Munich, Piper, 1990. Introduits par les colonisateurs espagnols contre la révolte de Cuba en 1896, puis les Britaniques contre les Boers en Afrique du Sud en 1900, établis pour la première fois sur le sol européen par Trotzky en 1918, sous le nom même de "camp de concentration" [konzentrazionnyje lagerja], ils servaient en URSS à interner aussi bien les femmes et les enfants des officiers tsaristes que les menchéviks, opposants politiques et "adversaires de classe". À la veille de la 2e Guerre mondiale, les goulags soviétiques renfermaient entre 5 et 8 millions de détenus avec une mortalité de 10% par an).

Mais sans l'euthanasie psychiatrique, il n'y aurait peut-être pas eu les chambres à gaz. Ce fut la contribution de la psychiatrie allemande et des techniciens de l'euthanasie de mettre en place les premières chambres à gaz et d'introduire les premières "sélections médicales" dans les camps de concentration.  
(Les premières chambres à gaz, au monoxyde de carbone, furent mises en place pour l'euthanasie des malades mentaux lors de l'opération T4. Après "l'arrêt" d'août 1941, elles furent utilisées ainsi que leur personnel médical, pour l'Opération "14f13" destinée à "nettoyer" les camps de concentration des improductifs. Ce sont les psychiatres et médecins experts de T4, comme Heyde, Nitsche, etc., qui firent les premières "sélections" dans les camps. Les trois premiers camps d'extermination des Juifs [Belzec, Sobibor et Treblinka], furent mis en place grâce au know-how technique acquis pendant l'euthanasie. Les directeurs des trois premiers camps d'extermination venaient d'ailleurs tous les trois de l'Opération T4. Cf. Klee, Von der 'T4' zur Judenvernichtung, in Aly 1989: 147-52; Schmuhl 1987: ['Euthanasie' und 'Endlösung'] 240-60; U. D. Adam, "Les chambres à gaz", L'Allemagne nazie et le génocide juif, Colloque de l'EHESS, Paris, 1985: 236-61).


* "Les Einsatzgruppen (unités mobiles d'extermination) étaient des escadrons de SS et de la police allemande qui suivaient l'avancée de l'armée allemande. Sous le commandement d'officiers de la Police de sécurité (Sipo) et du Service de sécurité (SD), ils reçurent pour mission, entre autres, d'exterminer ceux qui étaient perçus comme des ennemis politiques ou raciaux trouvés derrière les lignes de front en Union Soviétique occupée. Parmi leurs victimes, il y eut des Juifs (hommes, femmes et enfants), des Tsiganes, et des fonctionnaires de l'Etat soviétique et du Parti communiste. Les Einsatzgruppen assassinèrent également des milliers de patients dans des établissements psychiatriques." (Source : Encyclopédie multimédia de la Shoah).

Article publié dans L'Information psychiatrique, revue mensuelle des psychiatres des hôpitaux, vol. 72-718, n° 8, octobre 1996, pp.811-822. (numéro spécial: "Le sort des malades mentaux pendant la Guerre 1939-1945").

© Benoït Massin, L'Information psychiatrique.
Texte intégral : http://infodoc.inserm.fr/ethique

Plus d'information:
Programme T4 (Encyclopédie multimédia de la Shoah > Le racisme > Euthanasie)
De l'eugénisme à la Shoah


Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité