Psychiatrie militaire et guerre civile : la source de l'opposition politique est une tare biologique qu'il faut éliminer
Dans cet environnement surgit la douleur. Elle surgit en tant qu’objet
historique dans la mesure où elle participe du fonctionnement de
l’univers carcéral franquiste : « ils gémiront pendant des années en prison en rachetant leurs délits »
écrivait le commandant psychiatre Antonio Vallejo Nágera, sur lequel je
reviendrai, et tout se passa précisément comme il l’avait prévu. […]
Déposséder l’ennemi de sa condition humaine fut l’exigence première
d’une logique qui conduisait à son anéantissement. Barrington Moore en
fit l’analyse exemplaire en parlant des dictatures. « Pathologiser » la
dissidence politique fut l’un des mérites du psychiatre et
anthropologue italien Cesare Lombroso, qui se consacra à la mesure des
crânes des paysans méridionaux afin de légitimer scientifiquement la
répression que le nouvel Etat italien réserva à ceux qui s’opposaient à
sa politique. Ses travaux sur l’anthropomorphisme parvinrent à la
conclusion que le comportement rebelle des paysans du Sud – appelés
simplement bandits – était déterminé biologiquement par un retard dans
l’évolution de l’espèce, un retard qu’il appela atavisme.
Ainsi, la violence des paysans n’était pas un fait de classe mais un
phénomène gratuit et spécifique d’êtres humains inférieurs comparés à
leurs contemporains.
Dans les années de fondation de l’Etat franquiste, l’armée, et plus
particulièrement le commandant psychiatre Antonio Vallejo Nágera, à la
tête d’une institution militaire constituée expressément, le Cabinet
des Recherches Psychologiques, tenta de prouver scientifiquement
l’infériorité mentale des détenus.
Les applications de ses recherches psychiatriques sur les détenu(e)s
eurent de graves conséquences sur le monde carcéral, en particulier sur
les femmes, en donnant à ses singulières thèses eugénistes un terrain
d’application empirique. Le principe de « ségrégation totale » favorisa
la séparation familiale des enfants de prisonniers, inaugurant ainsi le
chapitre des mises à l’écart et des disparitions d’enfants à grande
échelle, qui contribuèrent à renforcer la structure du pouvoir au sein
de la prison et le contrôle des familles de prisonniers, grâce au
réseau complexe de la philanthropie phalangiste et catholique.
L’Ordre du 30 mars 1940, concernant la présence des enfants dans les
prisons, accéléra la déportation des enfants des centres pénitentiaires
vers les institutions de tutelle créées par l’Etat, dont l’objectif
était de « combattre la propension dégénérative des enfants ayant grandi dans une atmosphère républicaine »,
selon Vallejo Nágera en 1941. En même temps, il destinait ces enfants à
un destin considéré meilleur, celui des réseaux d’assistance
phalangiste ou catholique, afin de garantir « une exaltation des
qualités biopsychiques raciales et l’élimination des facteurs
environnementaux qui au cours des générations conduisent à une
dégénération du biotype ».
La justification politique à l’appropriation des enfants des détenus et
des victimes de la répression paraissait évidente à la propagande du
régime. Si elle se présentait de manière moins brutale que dans les
écrits de Vallejo Nágera, les contenus ne différaient guère. C’est en
tout cas ce que l’on peut déduire de la déclaration du Patronat de la
Merced pour le Rachat des Peines par le Travail, au milieu de l’année
1944 : « Des milliers et des milliers d’enfants ont été arrachés de
la misère matérielle et morale ; des milliers et des milliers de
parents de ces mêmes enfants, écartés politiquement du Nouvel Etat
espagnol, s’en rapprochent peu à peu et sont reconnaissants de cette
oeuvre transcendantale de protection »
Source: © L’univers carcéral sous le franquisme par
Ricard Vinyes.
Article paru dans Molinero C., Sala M., Sobrequés J. (dir.), Una Inmensa Prisión. Los campos de concentración y las prisiones durante la guerra civil y el franquismo, Barcelona, Crítica, 2003, chap. 8, pp. 155-175. Traduction de Stéphane Michonneau (Université de Poitiers).
Voir : Cultures & Conflits.